vendredi 23 janvier 2009

II Le vert est mis

21 mai 1941..20 mai 1940: triste anniversaire! Les images se bousculent maintenant dans ma tête. J'étais au Sénat, couvrant pour ma gazette l'allocution pathétique d'un Paul Reynaud, fallacieusement enflammé, retranché derrière les fortifications et l'implication chimérique de la RAF dans les combats. A peine écrasé une larme, comme bien d'autres, quand il conclût " Je crois au miracle parce que je crois en la France". Pas de miracle ce jour-là, ni ceux qui suivirent d'ailleurs, seulement la débâcle. Débâclé le petit Paul, démissionné et arrêté sur ordre de l'impétrant Connétable. Le vrai miracle, c'est que je sois toujours là, trop rassis pour intéresser Compagnons et Chantiers, unique point commun avec mon aigrefin que je n'imagine pas un seul instant dans un uniforme vert oeuvrant aux champs en Lozère. Du vert partout! vert-de-gris, verres vides, pers et vers déliés, la France n'a plus besoin de poètes au senti de ces relents de remugles. Miracle aussi, que mon amitié avec Prosper n'aie pas résonné aux tympans des perdreaux venus l'arrêter ce sombre soir d'octobre 1939. Aaah Môquet! Député bonhomme d'un XVIIème qui me colle à la peau comme de le suie de cheminot. Que nous ayons, tous deux, refait cent fois le monde chaque mardi chez Dédé autour d'un bock, d'un Noilly-Prat ou d'une lampée de Menetou-Salon incarnat, n'interpella pas, Dieu merci, les révolutionnaires de la nation écoutés chaque jour depuis Vichy par des millions de nouveaux affidés. Comme quoi, les petits miracles existent, pour les grands, il faut brûler des cierges, paraît-il. Tiens...je vais peut-être passer à Saint-André, moi le coco-mou, l'athée, histoire de renouer le rite pour son Guytou que l'on vient juste de transférer d'après les dires d'une souris de lupanar informel, fridolinement fréquentée dans les resserres du camp de Choisel. Drôle d'époque à défaut d'une drôle de guerre, où l'on se frotte bon an mal an, au gré du vent et de l'emploi du temps, au commerce de héros anonymes ou à la ruse des parangons de la débrouille toujours prompts à se débourber de n'importe quelle situation. Sans doute, ai-je besoin de m'étourdir aux basques de ce gommeux, de m'esbaudir en épiant ses allées et venues, de reluquer cet air bien à lui, celui du gars auquel on ne l'a fait pas. Allez comprendre!? Il m'attire le bougre...avec son nez taillé à la serpe, ses orbites charbonneuses, sa dégaine lymphatique et son art de la combinazione plus ou moins foireuse qui lui permet de survivre à l'heure ou d'autres ont le canon d'un Mauser figé sur la nuque ou les tempes. Je ne me connais aucun penchant sodomite, pourtant je sens, je sais qu'il y aura dans ma vie, un avant et un après Ricardo. Une brise subite dans ce milieu de matinée printanière. Je sors mon paquet de Gauloises, réformé, avec l'aigle allemand en poinçon sur le scellé. "Schw. Zgtt" écorche mon regard. Ces cibiches...encore une charmante attention de ma Gilberte, bignole le jour, et pute au grand coeur la nuit... toujours prête à me rencarder et me filer des cordons sur les va et vient de l'occupant. Pas même le temps d'extraire un clopot que la silhouette dégingandée de Ricardo est au centre de mon champ de vision, cheminant sur un pavé bientôt laqué par l'averse. Un jeune couple improbable est en place, dans son entourage immédiat. Jeune premier, l'homme a la fine moustache porte une ample veste qui lui tombe à mi-cuisses, avec quantité de poches à revers et plusieurs martingales. Le col blanc mou de son Asser est relevé, maintenu par une large épingle. Pour contraster l'apprêt, un étriqué pantalon froncé. Baguenaudant sur l'avenue, il arbore une longue chevelure huileuse et balance la canne d'un parapluie sur son épais poignet. Fine et élancée, la fille, elle, a emprisonné ses cheveux blonds dans deux tresses serrées. Outrageusement fardée d'un rouge à lèvres écarlate, elle cache ses yeux derrière d'opaques lunettes noires. Sa veste cintrée, aux épaules carrées, laisse entrevoir une jupe plissée qui s'arrête au-dessus de genoux gainés de bas rayés. Ils se dirigent tout droit vers ma vigie, degré de proximité de plus en plus ténu, c'est dire...je les entends siffloter Dranem entre deux refrains de Johnny Hess. Rendons-nous à l'évidence: Oliveira traîne chez les zazous! Là, passant à deux mètres de moi sous la fausse pergola, puis dépassant le zinc, ils s'attablent prestement au fond de la véranda. Mes narines détectent Jicky, à moins que ce ne soit Danger, le parfum mode de Ciro, primé l'an passé, que swingueuses et frimantes s'arrachent rubis sur ongle. Tiens donc! Mon aigrefin, si filigrane à l'accoutumée, avec deux puants gandins.. et tellement voyants par dessus le marché! Lui, le passe-muraille du Paris-Gestapo, ici, à deux pas de la Gare de l'Est avec deux jeunes gens dignes des terrasses du Pam-Pam, repaire des Champs pour oisifs fortunés et simulis de demi-mondains. C'est in, c'est bath tout ce joli monde.. on se croirait chez Capoulade! Un murmure, les commissures se dérident au moment où le ton semble donné. Je tends l'oreille...

lundi 12 janvier 2009

I Ricardo Oliveira



Aigrefin...banquiste, boursicoteur...du pareil au même dans un premier Tableau de Paris bien éloigné de celui du jour présent. Samedi 17 mai 1941. Mercier ne pouvait hélas présager des tourments de sa belle ville éclairée deux siècles plus tôt et supposer l'actuelle prolifération de ceux qu'il aimait à dépeindre avec force complicités. Point de définition générale, point de moralité, juste un halo de lumière sur cette scène de pénombre, juste une histoire de « sans grade » qui incarne à elle-seule toute la psychologie de ce coquin personnage. Tout compte fait, qu'est-ce qu'un aigrefin ? Un paumé ? Un incompris ? Un goupil ? Peut-être les trois à la fois mais l'homme aperçu l'autre soir peut, à lui seul, expliquer ce mot d'autrefois à travers les méandres de sa biographie d'étiage : Ricardo Oliveira - publiciste - Le Sourire - 52 avenue des Ternes - Tel: Etoile 36.35.58...40 ans et quelques fragments de mois subis. Telles sont les traces glânées sur un carré de bristol écorné, trouvé au pied d'un guéridon de terrasse qu'il venait de quitter empressé, c'était avant-hier, je crois?... Archétype de l'aigrefin version Occupation; Parangon-canaille enfanté par cet énième siège de Paris sur fond de croix païennes, d'uniformes vert-de-gris, de vie facile et de juteuses affaires à faire. Il n'est point gestapiste, gestapache ou traître de la nation puisqu'il survit avec malice, disons espièglerie, toujours à la lisière de l'angle-mort. Justement! il tente de survivre sans condamner autrui, encore moins le vendre ! L'aigrefin est un médiateur, un entremetteur, un arrondisseur d'angles, jamais délateur, indic, encore moins rancunier des litiges d'avant-guerre. C'est une victime en rémission, voilà tout ! Ah ! Ce bon Ricardo ! Ce Paris-là lui sied à merveille, lui, le malchanceux chronique qui n'en pouvait plus d'attendre que le sort lui fasse signe ; lui, fils adultérin de Ruben, attaché d'ambassade lisboète de passage à Panam' et d'Eliane, lorette de Pigalle venue d'Aurillac à l'avant-siècle aujourd'hui au faîte des plus obscurs moeurs montmartoises. Dans la plupart des cas, cette ascendance informelle, interlope, dessine l'aigrefin, pis, souligne le futur fardeau d'une quotidienneté des plus conjoncturelles. Réécrire une histoire qui vous a délaissée, c'est bien là le sens d'une vie à remplir désormais. Reclus dans sa soupente du 17 de la rue D'armaillé, après repos, somnolences et siestes crapuleuses, il se remet à vivre à l'heure du thé pour de richissimes clientes qui louent son élégance et sa bonne compagnie ; quand les émoluments daignent à être honorables, notre galant fauché dîne, à défaut de clâper rogatons et en-cas : les soirs fastes, pâtés de truite et faisans souwaroff sont consommés sur l'avenue, loin des ruelles crasseuses des Batignolles ou de ces caboulots en couloir d'autobus fréquentés les nuits de défroque, histoire que la buvande eut rassasié l'appétit. Quelques heures d'un spectacle à la mode (la revue et le théâtre d'art libre sont ses prédilections!) viendront prolonger sa nuit parisienne achevée dans l'ivraie vaporeuse d'une boîte de jazz nègre, voire d'un caveau tsigane où le Tout-Paris aime à s'encanailler tout en snobant les déliquescences d'une l'actualité qui se lit d'un accent gutural. Jamais de signatures fortuites, nul listes à apporter sous le manteau, point de messe-basse à de maudits tympans, Ricardo fait souvent le geste juste, ni Collabo, ni Résistant, simplement bon français patriote (...naturalisé depuis 1934...) qui vit sa guerre sans faire de vagues, tel le rendant service de ces dames, frimantes et gagneuses, le chaînon providentiel de ces nouveaux messieurs flanqués à la une du Gross Paris. "Mais que peut-il bien faire dans mon quartier-gare?" me disais-je interdit en posant sa carte de visite sur le comptoir en pacfung de mon bistrot d'attache. A l'enseigne d' A la ville d'Epinal, mon repaire des jours errés Gare de Lest. Quand j'n'y piccole pas, j'y fais une pige de loufiat sans livrée ou la plonge pour honorer Riri de mes ardoises et du modique loyer d'une chambre sur cour qu'il me loue depuis ma démobilisation. L'ancienne Gare de Strasbourg, époque Second Empire, ses destinations à faire fuir les demi-mondains bégueules en mal de Baedaker. Anti-riviera. Plate-forme de guerre mondiale, prélude aux routes de feu, de soufre et de sang, mais porte d'embarcadère pour les plus belles rimailles des cent dernières années. Que le vent les ramène au chuintement du foehn: Charleville-sous-Mézières et Rimbaud, Verlaine-de-Metz, Nancy-des-arts-nouveaux, le Charmes de Barrès déclamé dans une sombre chambrée dijonnaise, à l'Hotel de la Cloche si cher à Aloysius Bertrand. Il semblerait que j'en frémisse. Que me vaut cette attirance pour les faubourgs cheminots, ou autres espaces ferroviaires de rires et de sanglots dans le sillage d'un triage de banlieue. Bondy? Noisy-le-grand?



J'ai toujours aimé me poster à l'ombre des fumées crapeautées par le Dame du rail. Micheline prend sa crémaillère dans un décor de Bérard. La vapeur du rebroussement, les cris rauques de l'accrocheur, les tics dégingandés du poinçonneur à l'orée du quai, mégots de ballast et lueurs chaudes du fanal au moment de l'annonce d'un départ Orient-express. Mes yeux s'écarquillent, les ailes du nez frétillent. Odeurs de cambouis, de lard ranci et de mâchefer cancérigène se mêlent, évanescente. Claqué de doigts sec. Digression olfactive et stérile à l'heure de prendre la tangente sur les talons de mon homme par trop occupé. Aussi, une interrogation terre-à-terre. Que vient foutre Oliveira dans ce tableau zolien, deux fois la semaine? Je tente de mener mon enquête pour occuper mes heures chômées dans une capitale sans travail, sans fric et victuailles. Dès le lendemain midi, je l'ai pisté jusqu'au Ponant de la ville, effacé dans les métros, en filigrane dans l'omnibus. Caméléon des beaux quartiers. Avenue de Wagram. Place des Ternes. Il entre Brasserie Lorraine à treize heures tapantes. Trois poules l'accompagnent. Ernst Jünger y déjeune avec Gide, trois mètres à peine, sur leur droite. Je peux disposer et m'accorder quelque minutes de récréation, sans néanmoins boucher mon oeilleton. 15heures et 40 minutes bien sonnées. Assis à une terrasse de l'Avenue éponyme, je sirote un jus de gland amer et diaphane tout en truffant quelques ouvrages, puis soudain, je l'aperçois filant vers l'angle des rues Demours et Guersant, tout fringant. La frime pour éclater sa cosse: Cravate Club, chemise Turnbum and Asser, étriqué dans son costume Poiret, allant vers son destin d'arrangeur. Le pas pressé, il converge vers un de ces rendez-vous où les contacts, à coup sûr, s'additionnent remplissant un semainier déserté par la mine depuis de trop nombreux jours. Ah oui j'oubliais! le semainier, l'agenda (...un simple carnet de Moleskine noir pouvant faire l'affaire..), il s'agit là du seul et unique bien d'équipement requis pour exceller en la matière : adresses, patronymes, croquis, dates, autant de lettres, de chiffres, de lignes et de traits pour s'assurer pitance avec comme fil conducteur, comme ligne de conduite de ne jamais prospérer au détriment de son prochain...là...étant l'exercice de style de ce malin commis: une heure de conversation badine mais non moins mondaine, une leçon de piano au prix fort, une esquisse, un portrait exécuté pour le plaisir non dissimulé d'une apprenti-bourgeoise, que sais-je encore? Un billet doux composé pour Madame « De », bas-bleu réputé, à destination de son amant prussien, voilà bien des savoirs faires qui déterminent « la » seule et unique constance de notre aigrefin, j'ai nommé, son artisanat. Sans ce dernier, il eût été vaurien, un rapace de la pire espèce dans une capitale mise entre parenthèses, veilleur, voyeur et fureteur aux aguets de la calomnie et du menu profit alors qu'avant tout, notre homme est éclairé, éveillé aux arts et aux choses de l'esprit, doté d'un bon goût relatif et même plutôt doué de ses mains. Tantôt grimaud (les plus conciliants parleront d'homme de lettres raté), tantôt rapin, l'aigrefin fait commerce de ce don qu'il n'a pas su faire fructifier, bonifier au gré des salons et des académies ; somme toute, un inné artistique pouvant faire figure de dédommagement à sa naissance malheureuse, métisse et bâtarde. « Le Maréchal », Pierre Laval et son panier de crabe, Ricardo ne sait pas puisqu'il n'a aucun favoris ; "la" Question juive ? L'Europe nouvelle ? A quoi bon puisqu'il ne fait pas de politique, estimant qu'en ces temps noirs et blancs elle est source d'avanie. Non ! Ricardo Oliveira passe ses journées à butiner de fleurs en Flore, à battre le pavé germanopratin en quête de bailleurs et de généreux mécènes. Toujours de bonnes presses et de fines revues sous son oeil passionné (..les plus neutres pour peu qu'elles existent...) ; jamais de lectures périlleuses, connotées, en dépit d'un avant-guerre tout acquis à Drieu, Céline, Fernandez et surtout Brasillach qu'il a brièvement côtoyé dans quelques cénacles informels des rues de Sèvres et Récamier, au temps où Paris vivait de folles années sous le signe du Cake-walk et du Chantilly-fraise. Fréquenter sans trop se montrer, rencontrer sans s'impliquer, Ricardo peut être jugé tiède, jamais engagé, si ce n'est dans la collecte de quelques deniers malignement gagné à droite...à gauche...voire au centre la plupart du temps. Le 21 mai 1941, assis sous la véranda du Café de la Croix Rouge, un chroniqueur de la place écrit d'une encre violacée un brouillon de lettre déjà mille fois raturé. Nouvelle feuille de papier à en-tête, à l'effigie du Guide des spectacles...porté de mention avec de fréquents levers de plume, "Conctatez vite Oliveira!"...